Les petites bêtes : Le conte iceberg de Delphine Théodore qui brise le cercle vicieux de l’amour filial - Théâtre 13 (Paris)
La morale du Petit Chaperon rouge semble limpide : méfiez-vous des prédateurs inconnus et de la forêt pleine de dangers. Jusqu’à ce que la linguiste Lucile Novat dans son dernier essai De grandes dents, enquête sur un petit malentendupropose une autre lecture : le conte ne met pas en garde contre le danger extérieur, mais contre celui venant de l'intérieur, de la famille.
Il était une fois trois femmes, trois générations : la grande mère, atteinte par la maladie, donne cette impression de veiller sur sa descendance venue lui rendre visite. Elle veut couvrir d’affection sa petite fille, jusqu’à presque l’engloutir ! Puis arrive la mère de la petite fille, hyper-active, le sourire aux lèvres figé, enseveli par le poids (émotionnel ?) de ses valises, prête à s’occuper de sa mère, de partager un doux moment de complicité. Elle raconte à sa mère ses accomplissements de la journée, les patients et s’attarde à la rassurer de tout ce qui pourrait la contrarier. L’objet d’irritation du jour : le manteau de la petite fille pas assez chaud. « Il lui en faut un autre » réclame la grand-mère. La mère de la petite fille e ses nuits à confectionner ce prochain cadeau jusqu’à l’acharnement du petit détail. L’incident semble se résorber, jusqu’à… Jusqu’à ce que la grand-mère tire sur le fil qui déait, qui ne fait de l’accomplissement de sa fille un tas de poussière. Parce qu’elle semble être la mieux placée pour « réparer » les erreurs de sa fille, la grand-mère, sortie de la taverne de son lit aux draps blanc, en fabrique un autre qui nous paraît, nous spectateur.rices, similaire. Sa fille, se confond en excuses à ses pieds, la console et la rassure en vain. Une entreprise sans fin, qui suit une mécanique précise d’emprise et de toxicité.
La petite fille, interprétée avec foi par Louise Legendre, observe cette relation de ses deux modèles, cet embrasement d’amour au goût étrange. Elle ne comprend pourquoi elle est habitée par la crainte, elle se résout à aider sa mère : « Tant que les filles sont aux yeux de leur maman de toutes petites, toutes petites filles, les mamans restent de grandes et de robustes mamans. Oui c’est ça ! Pour que les mamans restent toujours de grandes et de fortes mamans, leurs filles doivent rester à leurs yeux de toutes petites, toutes petites filles. […] Pour que jamais maman ne soit enfermée dans un caveau et grignotée par les petites bêtes sous la terre, je promets de rester pour toujours à ses yeux une toute petite, toute petite fille ». La petite fille tente toutes les formules, reprenant les sacs lourds qui plombent le dos de sa maman ou usant d’une casserole, jusqu’à se faire du mal. Puis une petite tache rouge se pose sur sa culotte, la grand-mère se meurt. Les petites bêtes ne grignotent pas l’humus mais dévorent notre trio, les condamnant à l’inquiétude.
La plume délicate et subtile de Delphine Théodore use du conte afin de décortiquer les traumatismes transgénérationnels, le cercle vicieux de l’amour filial où les liens justifient l’emprise nichée, le poids des non-dits et la légitimation des émotions.
Ici le loup, apparaissant sous les traits d’une marionnette et conduit par la voix de Yannick Choirat, apprend à dire non et encourage la petite fille à briser la chaîne de culpabilité, clin d’œil à ces générations qui entament l’introspection pour briser le cercle répétitif, quitte à être maudites par les anciennes. La forêt n’est pas habitée par le mal enseigné par ces contes. Dans cet univers enchanteresse, l’obscur succède au clair et loge là où on ne le pense pas. Les draps blancs de la grand-mère cachent un secret familial que la petite fille découvre auprès de sa mère. La mise en scène fluide poétique est réglée comme une partition, exhumant les mécanismes que la petite fille arrive à briser. Le trio de comédiennes nous livre une performance forte et glaçante à la fois, quant à l’espièglerie de la mère interprétée à merveille par Amandine Dewasmes et la malsanité de la grand-mère que Claire Aveline arrive à dégager avec un sourire.
Derrière le pic de l’iceberg, ce conte dévoile la complexité des relations familiales avant une possible libération, ce qui se niche derrière les apparences fusionnelles. Les contes n’ont jamais été réservés aux enfants ; désormais l’enjeu est de se demander : qu 'est-ce qu'on fait dire aux histoires qu'on raconte, et pourquoi y a-t-il d'autres histoires qu’on préfère taire ? Le vortex d’angoisse est si grand que la secousse des spectacteur.rices en est démultipliée. La seule trace d’onirisme réside par la voix du narrateur Mathieu Amalric. Delphine Théodore réussit le défi de sa première création de haute volée avec délicatesse. Il est clair, une autrice est née et elle est à suivre !
Crédits photos : Anne-Cécile Pistenon

Les Petites Bêtes
Écrite et mise en scène par Delphine Théodore
Interprété par Louise Legendre, Amandine Dewasmes, Claire Aveline
Avec les voix enregistrées de Mathieu Amalric et Yannick Choirat
Marionnettiste et régie plateau – Géraldine Zanlonghi
Marionnettiste – Delphine Théodore
1h40
Tous les jours à 20h
Jusqu’au 24 janvier
Théâtre 13 – Bibliothèque (Paris 13ème)
En tournée :
Le Grand R, Scène nationale de La Roche-sur-Yon
les 29 et 30 janvier