DÉBÂCLE PAR LIZE SPIT, TRAD. DU NÉERLANDAIS (BELGIQUE) PAR EMMANUELLE TARDIF. ACTES SUD, 432P., 23€.
Littérature étrangère : on vous "Dee" tout sur les très bonnes feuilles de ce printemps 2018!
Parlons un peu de littérature étrangère avec cinq publications parues ces dernières semaines aussi différentes les unes que les autres mais toutes d'une excellente qualité. Cinq auteurs plus ou moins connus ( dont un anonyme) : deux britanniques, deux amériques et une belge flamande qui livrent des romans épatants et formidables à tous les niveaux..
On vous dit tout de suite :
1. Ceux d'ici; Jonathan Dee ( Editions Plon)
« C’était une petite ville, et malgré cette conviction yankee que chacun menait une existence indépendante, tout le monde s’occupait tout le temps des affaires des autres. »
Howland, petite ville du Massachusetts, havre de paix bucolique au Nord de New-York. Mark Firth, entrepreneur récemment ruiné par les investissements hasardeux d’un escroc, effectue des travaux de modernisation dans la belle villa d’un professeur d’université qui a fait fortune dans l’informatique.
Philip Hadi, après les attentats de septembre 2001, veut mettre sa famille à l’abri à la campagne. Hadi, riche philanthrope se lance en politique et devient maire de la ville.
L’argent à le pouvoir de tout adoucir, d’huiler les rapports de domination et de soumission. Le carnet de chèque personnel du maire est tellement plus rapide et efficace que la lente istration démocratique. La petite bourgade glisse vers un confort douillet lorsque les riches New-yorkais viennent er des vacances loin de la grande métropole.
Mark Firth comme tous les locaux, titre original du roman, regarde avec envie cet argent qui achète tout, même l’opposition politique, même la liberté de penser. Mais qu’arrivera-t-il lorsque que le milliardaire se sera lassé de son jouet ?
« Ceux d’ici », vie et mort d’une petite ville du Massachusetts sur l’autel d’un libéralise effronté. Envie, jalousie, anxiété, des riches toujours plus riches observés par des pauvres qui peinent à se maintenir la tête hors de l’eau. Jonathan Dee décrit de manière naturaliste l’Amérique de 2001 jusqu’à la crise des subprimes de 2008.
Il dresse le portrait de la classe moyenne avec réalisme et précision, des hommes et des femmes qui, abandonnés par l’American Way of Life se désespèrent et se résignent. Ce grand roman contemporain témoigne d’une Amérique qui a, sans s’en rendre compte, élu Donald Trump.
Ceux d’ici Jonathan Dee;Editions Plon : 21,90 €
2. Débâcle, Lize Spit (Actes Sud)
« À la maison, on avait cinq poules. De toute évidence, maman aussi était au courant du fait que les poules ne pondent qu’un œuf par jour, tôt le matin. Pourtant, plusieurs fois dans la journée, elle retournait voir s’il y avait eu de nouvelles pontes et revenait systématiquement avec un œuf de plus, un seul. Les douzaines qu’elle avait achetées en secret devait être camouflées quelque part dans le poulailler, près de la caisse de vin. »
« Je sors de la grange au pas de charge. Le verrou de tout à l’heure, en travers de ma gorge, se bloque.
J’aurai beau m’éloigner tant que je veux de ces garçons, tout le monde croira que ce sont eux qui m’ont laissé tomber. »
Une fois n'est pas coutume, le roman "Débâcle " de l'auteur belge flamande Lize Spit attire l'oeil avant même d'attaquer une page.
Il faut dire que le livre-presque une fable d'une noirceur indéniable- frappe par sa couverture surprenante et dérangeante. Une fois qu'on a entamé la lecture, l'on s'aperçoit que le visuel choisit correspond parfaitement à la tonalité d'ensemble du livre.
Conte cruel voire macabre, « Débâcle » évolue sur deux époques contes pour un suspense inhérent à chaque période, deux périodes qui se redront à un moment charnière du formidable récit .
A Bovenmeer, sinistre patelin de la campagne belge flamande, où tout le monde se connaît, Laurents, Pim et Eva n’étaient que 3 bébés à naître en 1988. Fusionnels depuis l’enfance, l' été 2002 et sa destinée terriblement cruelle marquera la fin de leur amitié.
Eva va se trouver prise au piège de jeux sexuels orchestrés par ses deux copains de classe. Treize ans plus tard, elle décide de retourner sur les lieux du drame. Dès les premières pages, on accroche au style fort percutant, faussement léger de l'auteur et on va plonger dans les ténébres en suivant Eva, de son été en 2002 à son retour treize ans plus tard assoiffée de vengeance, sur les traces d’un é qu’elle n’a pas digéré, et d'une débâcle qui suit sa propre destinée.
Roman uppercut sur l’enfermement du milieu rural et sur les contours toxiques de la violence et de la cruauté adolescentes - on pense parfois sur certains côtés à "Il faut en finir avec Eddy Bellegueulle", version hétérosexuelle dans lequel la cruauté et violence de vie sont servies par un style impeccable qui épouse avec une grande puissance qui instille un malaise autant insoutenable que délicieux .
3. La guitare bleue John Banville, Editions Robert Laffont
"Le travail, Olly, m'a t - il dit tristement, je n' ai que le travail pour sortir de mon angoisse."
Quelques années après ce qui est sans doute son grand chef d'oeuvre parmi quantités de grands romans , La lumière des étoiles mortes, John Banville, auteur irlandais de grand renom, qui a été multiprimé (Booker Prize 2005, prix Kafka 2011) revient avec un autre formidable roman non pas sur un guitariste, contrairement à ce que le titre et la couverture (plus prévisible que celle dont on vient de parler) laisse supposer mais sur un peintre, Oliver Orme.
Comme on sait que Banville a lui aussi voulu peindre avant de se tourner vers l'écriture on se dit que ce nouveau roman a forcément quelque chose de
Un peintre qui a été jadis très talentueux et au succès considérable mais dont l'aura et l'inspiration se sont faites plus rares.
C'est l'occasion pour Orme de raconter les évènements, de remonter le é, de redécouvrir avec un regard neuf ceux qui l'ont entouré .
La guitaportrait subtil d'un homme ravagé par les remords qui voit se profiler à l'horizon la vieillesse , laissant gloire et notoriété loin derrière lui.
On se laisse avec grand plaisir emporter par la prose lumineuse de Banville ! Une plume délicate, picturale. et si les pages de la Guitare bleue sont émaillées de références à d'illustres peintres
Un roman tout en nuances,plein d’autodérision, sur l’incapacité d’un homme à aimer véritablement et qui sort des vérités aussi absolues que celles ci : «On découvre toujours de nouvelles façons de souffrir.»
Et le croquis délicat et élégant d’un homme rongé par les remords qui s’est éteint et qui rumine sur lui-même avec assez d’autodérision, assez de sarcasmes pour ne jamais sombrer dans le pathos.
John Banville, «La guitare bleue», trad. de l’anglais (Irlande) par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, 320 p.
« Jason observe le ragout dans son plateau repas : un océan préhistorique crémeux, épais et parsemé de morceaux de champignons, où flottent des iles de pommes de terre brunes destinées à permettre à ceux qui nagent, à ceux qui luttent, de s’accrocher pour se reposer et reprendre des forces. Jason s’imagine sur une de ces iles et Loretta sur une autre. Tout le reste, la famille, le lycée, l’Église, la ville, l’État, la nation, le monde, forme la mer grise et gluante. »
Colorado City 1975. Romeo et Juliette chez les mormons. Jason tombe amoureux de Loretta une jeune fille de tout juste seize ans, mais à seize ans chez les mormons fondamentaliste on est femme et comme Loretta semble avoir des envies d’ailleurs, ses parents la marient à un homme de trente ans son ainé. Dean Harder a déjà une épouse et six enfants, qu’à cela ne tienne, la polygamie est autorisée dans cette communauté.
Loretta est belle et fraiche à damner un saint mais le joug d’un mari et les tâches ménagères auront tôt fait d’étouffer toutes envies de liberté.
Sacré Dean, comment un « vieillard » libidineux de quarante-cinq ans peut-il se croire plus aimable qu’un jeune homme fan de Led Zeppelin et du Seigneur des Anneaux. Jason et Loretta sont prêts pour le grand départ.
Loretta dans son univers gris mormon rêve d’un monde d’affiche publicitaire : une Ford mustang rose assortie au Rouge à Lèvre Tussy.
Shawn Vestal écrit l’histoire d’une prise de conscience devant l’autorité et l’hypocrisie d’une religion qui nie l’individu. Description méticuleuse d’une petite communauté refermée sur elle-même puis récit rapide et fulgurant d’une fuite amoureuse comme dans les road trip des années 70.
Lisez absolument « Good Bye Loretta », c'est le formidable roman d’une difficile émancipation et d’une époque.
Goodbye, Loretta » – Shawn Vestal – Albin Michel/Terres d’Amérique, traduit par Olivier Colette
5 Coupez ! de Cameron McCabe ( editions Sonatine).
"J'entendis les tramways dans King's Cross Street, un drôle de coup de klaxon d'un bus de age et un camion si lourd qu'il fit trembler les murs. Puis une faible mélopée s'éleva du plateau B. Ils étaient encore en train de faire des raccords pour la scène du night-club de Black and White Blues. Et je percevais les bruits du plateau A, aussi. Robert Seaman tournait Conversation after Midnight. »
On finit notre revue de nouveautés du printemps avec une nouveauté de … 1937!!… totalement inédite en , que les éditions Sonatine exhument pour notre plus grand plaisir
Une sorte de roman policier qu’on peut considérer comme un olni (objet littéraire non identifié qui ravira tous les amateurs d'énigmes de roman au charme très « vintage"et de livres sur les coulisses du cinéma.
Cameron McCabe, le pseudonyme de l’auteur du roman est aussi le nom du personnage principal, celui d’un monteur travaillant dans une boîte de productions de films, à Londres.
Il travaille sur un film événement lorsque le réalisateur lui ordonne de couper, sans raison apparente, toutes les scènes dans lesquelles apparaît Estella Lamare, jeune actrice prometteuse. Le lendemain, cette chère Estella est retrouvée morte dans la salle de montage. Deux enquêtes policières vont rythmer le récit : celle de Smith, inspecteur de Scotland Yard, et celle de McCabe, qui mène sa propre enquête.
Ambiances hitchcockienne et jazzy à souhait, construction narrative atypique et un "twist" inattendu au milieu du livre, en font un objet totalement inclassable et atypique à l’image de son véritable auteur Car ce que tout le monde ignorait en 1937 a été révélé en suite.
L'auteur, Ernest Bornemann, est en réalité un Allemand qui s'est exilé en Angleterre pour fuir l'Allemagne nazie. Une enquête (rapportée dans le livre) a été menée et a révélé sa véritable identité. La troisième partie de l’édition publiée chez Sonatine nous révèle beaucoup sur sa personnalité complexe d’un individu qui a été tout aussi bien écrivain, scénariste, anthropologue, musicien critique de jazz, psychanalyste, sexologue et militant socialiste.
Une vie ionnante, également rappelée par Jonathan Coe dans la préface de cette édition française, dont on se dit qu’elle ferait un formidable roman pourquoi pas de Jonathan Coe lui-même !!
Coupez ! de Cameron McCabe traduit par Héloïse Esquié, Sonatine éditions.